A Fleur de matière

Émotion à fleur de matière colorée jusqu’au baroque. Contenue par les structures, allégée par des expansions poétiques. L’émotion est très présente dans la peinture de Jacques de Féline.

Elle part d’un nœud, d’un œuf, d’une cavité, transite par les couleurs, la gestualité. Vigueur des emportements. Colère, révolte en noir, en rouge.

Explosion-détente, respiration agitée.

Brusque accalmie en bleu serein, gris fiorentin, ocre sage. Et retour à la spirale des tempêtes. Bleu noir de l’avalanche, éclair de la crevasse.

Peintre ! La peinture chaque matin recommencée. Entre les variations de la palette. Dans la sensualité des pâtes et l’infinité des attouchements. Par un gestuel éprouvé au feu du métier. Au départ d’une telle entreprise, des paysages de roche bleue, des souches de mûrier sous un ciel blanc, les grands aplats des eaux calmes, un événement d’amour, d’érotisme, le deuil, l’histoire des hommes, des textes. Tout peut devenir prétexte à peindre dans la mesure où la sensibilité est sollicitée.
Touché par l’émotion (il lui faut la poussée d’adrénaline), le peintre a dans ses possibles le tableau. S’organisent et se structurent à partir de là les surfaces allusives ou non figuratives, respirent les masses colorées, émettent les vibrations dans la maîtrise du travail.

De Féline le dit, pour lui peindre c’est rallier l’émotion. Elle qui fonde le sens, fût-elle simplement liée au toucher du papier, du grain de la toile, à la découverte d’une nouvelle tonalité . . . Nombre de peintres de ce type sont classés dans l’abstraction lyrique. Cela semble mal convenir à de Féline qui part généralement d’une figuration visible parfois de lui seul mais réelle. Et cependant cette peinture n’est pas figurative car le réel devient prétexte à pousser le rapport forme-lumière.

De la peinture à l’huile, de Féline passe aisément aux encres sur papier, noires ou de couleurs vives. Le roseau griffu devient alors son outil de prédilection. Un savoir à inventer à chaque qualité de papier. A nouvelle expérience, nouvelles exigences. La différence de support et de texture induit d’autres gestes, suscite des réactions imprévues du papier au mélange encre et eau. Un pur chiffon à la main, feuille à feuille du Moulin de Richard le Bas, ne saurait réagir comme un vergé baroque ou un vélin d’Arches satiné.

Les uns et les autres n’ont pas la même soif. Les bouffants ordinaires, les papiers non encollés réservent des surprises. Selon le cas, se produisent alors des glissements, des ondulations, de fines circulations dont l’artiste tient compte, qu’il utilise à dessein. Pour de Féline le travail sera réussi si l’outil et le papier ne font qu’un avec le geste, osmose soit-elle !

Si le roseau de l’année et non point un bambou sec obéit à l’instinct du tracé, si le pinceau japonais, enflé comme une outre, règle sa crue dans la rapidité du geste, alors dans la coulée du jaune vif passeront les courtes explosions griffées de noir. Le jaune s’unira au vermillon, les noirs bleuiront, s’ensanglanteront de coups de rasoir. Le pinceau gonflé viendra ouvrir des ruisseaux tout en contrôlant le rêve. Il aspergera savamment la feuille ou la teindra.

Sur papiers d’Ambert, chromatisme dur et couleurs tendres alterneront : bleus montés en intensité, jaunes ocrés avec éclats de petit citron. Lignes tendues, efflorescences de rouge cardinal. Un laisser­ vivre de la tache se mêlera à de soudaines timidités . Des traits fileront, des sinuosités inattendues se feront jour. Quelque chose de court et puis à nouveau l’une de ces colères qui font partie intégrante des explosions colorées et les fécondent.

Là où le papier blanc joue sa partition, quand l’œil s’agrandit, que l’oreille se porte en avant, que la main frémit, flacons débouchés en hâte, quelque chose se met en mouvement. Commence l’acte ! Le pinceau se couche, s’abouche au papier, le poigne, le pogne, desserre l’étreinte, le caresse et le ponctue.

Un paysage intérieur vient à la lumière d’un seul trait. Un rien donne l’espace d’une grève, le volume d’une neige, la violence ou la retenue d’une émotion. Ce rien venu d’une lente maturation. Cela montre s’il en était besoin que la peinture vivante échappe à l’enfermement des définitions.

Sarah Wells, 1992

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